Vous savez ce que je pense de la jalousie ; eh bien, j'ai malgré tout une amante très jalouse, et il est bien compliqué d'entretenir d'autres relations : elle s'incruste dans tous les moments d'intimité que je veux partager avec d'autres ; elle monopolise l'attention, me retourne la tête avec ses questions et problèmes insolubles - impossible, alors, d'accorder assez d'attention à ceux que j'aime.
Elle ne peut passer très longtemps sans avoir de mes nouvelles, ou sans me donner des siennes. Si je sors sans elle, elle passe faire un tour, juste le temps de casser l'ambiance. Si je me lance dans une activité physique, elle me harcele tout au long d'interminables nuits blanches, et me laisse vidée et tremblante, incapable du moindre effort. Si je veux écrire un texte, ou lire de la théorie, elle vient me déconcentrer par toutes les petites agaceries possibles - elle me connait si bien ! - jusqu'à me faire poser ma plume ou mon livre. Même pour le quotidien, elle se met dans mes jambes lorsque je tente un élan de ménage, m'attrappe par le cou si je veux mettre mon manteau pour aller faire les courses - et me fait des scènes interminables ensuite, où elle me reproche mon laisser-aller.
Mais surtout, elle ne supporte pas que je rie. Lorsque son attention est détournée assez longtemps pour que je m'amuse, elle revient à pas feutrés, et me frappe violemment, de toutes ses forces, coupant mon souffle - pour que j'aie envie de pleurer.
La dépression est une dure maîtresse. Et malheureusement pour moi, je ne sais comment rompre avec elle. En ce moment, nous sommes séparées - mais je sais qu'elle reviendra à moi, ou que je lui retournerai. Je sais que les retrouvailles seront intenses, et que ce sera pourtant comme si nous ne nous étions jamais quittées. Elle me prendra dans ses bras, et j'essayerai de l'étrangler - une fois encore - mais je ne suis pas plus forte qu'elle, et je m'épuiserai dans ce vain combat. Alors je ferai des compromis, qui deviendront compromissions, jusqu'à me perdre, ne plus me reconnaître ; je lui ferai des reproches, qu'elle me retournera. Nous alternerons périodes de drames et morne cohabitation, avec des pics de franche hostilité. Mais je la laisserai me rejoindre dans le lit le soir, et elle viendra même m'arracher hors des bras de mes amantEs lorsque l'envie lui prendra.
Je profite de cette période de séparation, autant que je peux. Je savoure chaque bouffée d'air sans son parfum, chaque gorgée de thé où elle n'a pas eu l'occasion de verser son poison, chaque étreinte où elle ne s'immisce pas. Même les moments anodins - surtout les moments anodins ! - qu'ils sont bons, lorsqu'elle n'est pas agrippée à mon dos ! Je peux laisser couler les petites contrariétés, et me réjouir qu'elle ne puisse pas me les ressasser.
Mais étonnamment, ce n'est pas en me battant contre elle que je m'en suis débarrassée. J'ai lutté pied à pied, dans cette guerre de tranchées où elle gagnait du terrain alors que je tentais de me préserver. J'ai résisté autant que je pouvais, mais je ne pouvais jamais lui reprendre ce qu'elle avait gagné. Et c'est lorsque je lui ai offert le reste, lorsqu'elle m'a tout pris, qu'elle m'a rendu ma liberté.
Je tentais de garder les choses importantes pour moi : les qualités que j'essaye d'avoir, un mode de vie qui me convienne, des relations où l'on s'apporte beaucoup. Elle a miné tout cela, en a retiré le sens, et ma vie n'était plus qu'une coquille vide, une caricature sans substance. Il a fallu que je lui concède que certes, rien n'a de sens, et ça pas plus que le reste ; que j'enlève les derniers lambeaux de mon orgueil, de mes principes, de mes ambitions folles.
Et alors, elle s'est évanouie, et j'étais seule dans ce champs de bataille. Tout gisait à terre, dans la boue et le sang. Il m'a fallu du temps pour ramasser et nettoyer, mais ces choses que je retrouvais, elles étaient neuves. Ce n'étaient pas les objets auxquels j'étais habituée ; ou plutôt c'était eux, moins l'habitude. Mes amours, mes idées, mes joies, mes rêves - riches d'années de vie, mais fabuleux comme au premier jour.
La déprime fait de moi une petite chose geignarde et odieuse, mesquine, feignante, rancunière, pleurnichante et stupide, et je me déteste dans ces moments-là. Si je pouvais me séparer de ma déprime récurrente, je le ferais sans aucun doute. Je le ferais car je n'aime pas souffrir, je n'aime pas me sentir faible, je n'aime pas avoir honte, et aussi parce que j'ai toujours peur qu'elle finisse par me casser, avec ses méthodes barbares. Mais je ne peux pas la faire partir définitivement, et c'est sans doute mieux ainsi : la déprime, c'est ce qui me fait grandir. C'est ce qui me remet en cause, ce qui m'oblige à être humble et bienveillante. C'est grâce à elle que j'ai autant d'amour à donner, et c'est elle aussi qui me donne l'énergie de lutter : puisque je lui survis, à elle, je vois mal ce qui pourrait me faire peur.