Complément d'humeur

Vivre me prend tout mon temps

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Bain de nuit

La houle s'est calmée. Le vent a arrêté de souffler et de m'emporter avec lui, les courants des profondeurs ralentissent leur course sans fin. Je me sens apaisée et sereine, en paix avec moi-même, heureuse sans exhaltation - juste tranquille, mais pas morte. Je laisse les expériences des derniers mois couler au fond de moi, s'y dissoudre pour aromatiser l'eau de leur saveur, s'intégrer à la biosphère qui hante mes lagunes. Je me laisse retomber en vagues de plus en plus imperceptibles sur le rivage. Au large on aperçoit encore l'ombre de mon écume, douce chantilly de rires et de larmes. Les mouettes elles-mêmes délaissent leurs voyages lointains pour venir nidifier sur les côtes abruptes de quelque falaise que ma patience joue à éroder. Le sable retombe et forme d'étranges dessins que la brise effleure sans oser abîmer. C'est l'heure avant le crépuscule, où les feux d'algues qu'allument les vacanciers ne sont encore qu'un espoir. Ceux qui se baignaient sont partis avec la chaleur, je reste seule assise sur la dune, bercée par le bruissement des grandes herbes, à surveiller l'avancée majestueuse du soleil vers son lit liquide - ses dernières lumières reflétées par les nuages nous font douter de cette fin prévisible, la débauche de couleurs semble promettre une fête sans fin - mais le disque, rouge maintenant de s'être débattu, touche finalement la ligne d'horizon, et l'étendue liquide l'absorbe résolument. Je descends sur la plage avant que la nuit ne soit complètement tombée, quitte mes vêtements tout en marchant, et m'offre à la mer qui murmure son accord, qui élargit des ondes autours de mon pied lorsque je le glisse sous sa surface. Sa fraîcheur ne me surprend pas, je marche puis nage lorsque la profondeur s'y prête, et j'accompagne durant quelques mouvements la disparition de l'astre diurne - mais déjà une pâle lune attend que le ciel soit dégagé pour y dévoiler ses reliefs. Je plonge, mes yeux ouverts comme toujours, même si nulle clarté ne vient à cette heure révéler le fond. Je m'abandonne aux courants, et je sens leurs caresses - ni attouchements ni chatouilles, juste tendresse qui s'enroule autour de moi sans me retenir. Je nage pour garder ma chaleur, pour pouvoir rester plus longtemps. Mes mouvements rident à peine la surface, et les gouttes que je projette lorsque je vais chercher de l'air retournent naturellement à l'immensité. La fatigue ralentit peu à peu mes gestes. Je me laisse flotter en regardant les étoiles apparaître. Puis j'adresse un merci silencieux, promets de revenir bientôt, et sors de l'eau, maladroite pour un moment de sentir à nouveau mon poids, de perdre la fluidité. J'essore mes cheveux et rends ainsi à la mer quelques parcelles de ses offrandes ; des algues restent dans les noeuds, le sable dans mes oreilles, le sel sur ma peau. Ma soeur d'été m'attend avec un peignoir, je m'y abrite du vent et nous longeons la rive en parlant doucement, en collectant les galets et coquillages déposés par la dernière tempête. Et parfois un caillou est tiède sous le pied, jaune à la lumière et tendre sous la dent : c'est que nous avons trouvé de l'ambre.

Lorsque nous sommes riches de mots échangés et de merveilles marines, nous revenons vers la maison, mettant nos pas dans ceux que nous avons faits à l'aller mais que les clapotis ont effacé. A l'intérieur, nous nous réchauffons grâce à un thé et au récit de notre ballade. Mon frère d'été gratte doucement sa guitare sans doute, mon père d'été lit son journal en fumant, ma mère d'été entame son premier verre de vin - "not before sunset". Je sors les cartes, Erick sénior met la radio, Anna, Erick junior, Chrani et moi nous réunissons autour de la table. Lorsque la faim pourrait commencer à nous titiller, grand Erick sort de la cuisine avec des plateaux de tartines qu'il a préparées selon nos goûts. Plus tard, je lirai un Lucky Luke en allemand ou nous entamerons une grande partie de monopoly délirium. Avant de dormir, nous discuterons longtemps avec Anna dans nos lits auxquels la moustiquaire donne des airs de baldaquin. Et le lendemain de nouveau, le soleil nous éveillera et le petit déjeuner sera gargantuesque, et nous attendrons une heure pour aller nous baigner, et la vie coulera vive et tranquille et libre de toute obligation.

C'est là que je vais me ressourcer lorsque je me suis perdue, là où j'ai appris à être heureuse. C'est mon jardin secret, mon petit bout de paradis préféré. La où le vent éparpillera mes cendres, aussi. La maison s'appelle l'Immortelle, le bonheur se nomme Dierhagen.

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Présentation

J'ai commencé à ouvrir les pages de mon carnet intime lors de mon passage à la non-exclusivité amoureuse, parce que j'avais besoin de poser des mots sur ce que je vivais et de le partager. J'aime garder ici des traces de moi, parce que je suis souvent surprise de retrouver longtemps après quelles furent mes pensées et émotions à un moment donné... ma démarche ignore toute pudeur, soyez prévenu.e.s. Ainsi donc, voici mes amours, ma vie en squat, et quelques réflexions politiques.